Quand l’intro de Born to die résonne enfin, à faire pleurer les coyotes, tapis dans les feuillages d’armoise argentée, aux abords du festival géant, on se frotte les yeux pour vérifier que nous ne sommes pas en réalité dans un rade obscur, ambiance Bang Bang Bar de Twin Peaks, en compagnie d’anciens futurs rockeurs, qui se retournent sur des groupes de filles sirotant des cocktails en gloussant, colliers de perles et robes à la Betty Draper, les coudes sur les tables rondes, celles avec une petite loupiote au milieu… Mais non, c’est bien devant des centaines de milliers de personnes, en pleine lumière, que Lana Del Rey se produit ce soir. Toujours proche du désastre, tout en fragilité miraculeuse, elle n’a rien à faire là. Et pourtant ! C’est le jour de sa consécration. On a pu lire qu’elle chantait mal, comme toujours ; que son concert était ennuyeux car trop lent… C’est passer à côté de l’essentiel. Lana fait partie de ces rares icônes dont le « personnage » se confond tant avec sa personnalité réelle qu’il n’existe plus aucune différence entre les deux. Tout est joué, mais tout est vrai. Johnny était véritablement le chanteur abandonné de la chanson, Lana Del Rey est pour toujours la femme brisée des siennes. C’est un bout de mythologie, une déesse antique, la sainte patronne des cœurs tourmentés, qui se produit « réellement » devant un chœur de fidèles, qu’elle emporte et soulève dans un tourbillon. Lana ne vit plus sur terre, on assiste à une apparition C’est sa magie…
Lana Del Rey est une sorte de Jessica Rabbit littéraire qui, après un stage d’été à Spahn Ranch, n’aurait pu emmener dans sa musette de voyageuse dans le temps qu’un exemplaire annoté d’Ariel de Sylvia Plath, un vieux Levi’s Orange Tab et une photo à moitié déchirée de Marilyn Monroe et Clark Gable prise sur le tournage des Misfits avant de se téléporter à notre époque pour nous en parler avec l’argot de Rihanna sur des beats hip-hop combinés à des violons orchestrés par Phil Spector. La chanteuse a su captiver toute une génération d’adolescentes en leur préparant, dans un shaker vintage, un cocktail enivrant avec un petit parasol aux couleurs du drapeau américain planté dedans. Ses rêves sont peuplés de virées en décapotables conduites sur les routes californiennes par les bras tatoués d’un bad boy aux faux airs de James Dean, parsemées d’accidents de la vie et de câlins de réconciliation en noir et blanc sur une plage de Malibu. On y goûte toute l’esthétique Hollywood Regency et les attributs iconiques de l’American Dream.
En 2012, quand Lana commençait à « percer », les filtres aux ambiances nostalgiques étaient le fond de commerce d’Instagram ; Pinterest, le réseau social presque exclusivement féminin par son fonctionnement d’herbier géant, où les feuilles de chêne étaient remplacées par des vignettes épinglées comme des polaroïds dans des tableaux qui avaient pour mission de cartographier la personnalité de l’utilisatrice, était à son apogée. Chaque membre samplait et exhibait sa personnalité en utilisant des photos glanées et likées à droite et à gauche sur internet puis les présentait dans son panthéon personnel en disant : J’aime donc je suis. C’est dans cette atmosphère que Lana leur proposait des montages clé en main. Il pouvait s’agir de la clé d’une chambre au Château Marmont, sol jonché de cadavres de bouteilles de bière, dans laquelle l’attendait un type ivre mort, avec barbe et bandana, pour la faire grimper aux rideaux, de celle de la Harley qu’il conduisait ou, pourquoi pas, de celle de son cœur tourmenté ? Comme dans La Maman et la putain, le clip de Video Games, sa meilleure chanson, décrit le déclin d’une utopie, en mélangeant des images tournées à la webcam et de film Super 8 : on y voit Paz de la Huerta plonger, en talons, la tête la première, dans les caniveaux et les affres de la célébrité, pourchassée par les paparazzis. La femme libérée se sent seule et abandonnée…
Lana n’est pas de son temps. Elle rêve d’un temps perdu, coincée entre les fantômes d’une génération passée et les contours flous d’un avenir difficile à imaginer, dans lequel elle serait libre d’être amoureuse, en apesanteur, dans une bulle à l’intérieur de laquelle elle pourrait boucler et regarder son chéri jouer aux jeux vidéo. Son daddy a beau être un dadais, c’est son idée du paradis. On retrouverait ses lyrics en citations mélancoliques sur les Tumblr de milliers d’ados dépressives. Le concept de sad girl bad girl était né et permettrait à toute une génération de filles de s’encanailler virtuellement en tweetant du bout de leurs petits doigts aux ongles excessivement longs et rouge – Lana était à l’origine du retour en grâce de cette mode – qu’elles aussi iraient en prison pour leur boyfriend imaginaire alors qu’en réalité, elles pleuraient dans leur lit en jouant à Animal Crossing. Depuis, Lana Del Rey a été supplantée dans cette mise en scène de l’intime par Billie Eilish qui, surfant en baggy sur la vague de la « santé mentale », a discrètement versé dans le cocktail des neuroleptiques. À Coachella, elle rejoindra d’ailleurs Lana, pour y chanter deux morceaux en duo et la remercier d’exister, en avouant tout simplement que Lana Del Rey était sa raison d’être femme. Elle n’est pas la seule.