« Bonjour Playboy » est la chronique littéraire tenue par Giulia Gabriele, écrivaine et actrice. Elle y explore les contours de l’amour, du sexe et des relations humaines et exprime vouloir « réhabiliter le droit à la contradiction et à la nuance à une époque si propice au manichéisme ». Elle contribue à  la tradition littéraire du magazine et partage ses expériences en tant que femme avec une écriture érotique et féministe. Playboy France est fier d’offrir une tribune à cette jeune écrivaine ! Pour cette première, nous publions son texte « Paradis Superficiel ».

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     Je sais que tu regardes les photos de moi sur Internet. Il y en a beaucoup. Des vraies. Des fausses. Les fausses me racontent certainement davantage.
     Je me souviens de comment ça a commencé comme on se souvient, j’imagine, de la première fois qu’on fait l’amour ou de la première fois qu’on fait le mur. Mais moi je ne me souviens pas de ces choses-là…
     J’avais 11 ans et je m’agenouillais comme une petite pieuse face à l’ordinateur. C’était un iMac G3, mystique et bombé, posé sur mon bureau, et je m’offrais tout entière à lui et son photomaton plein de filtres. À 11 ans, quand on n’est pas finie, on voudrait ne jamais finir de devenir. Alors on se rue dans les artifices pour ne jamais se voir arriver et se convaincre qu’on participe à ce qui est en train de nous arriver. Rayon X, sépia, dédoublement, caméra thermique, glow… Ils avaient chacun des noms délicieux et leurs petits effets qui caressaient ma peau ont été mes tous premiers amants.
     À cette époque, lorsque mes copines venaient dormir à la maison – on appelait cela un sleepover ou une pyjama party mais en réalité on ne dormait pas beaucoup et on ne voyait que rarement l’ombre d’un pyjama –, seules deux choses nous intéressaient : s’informer desquelles d’entre nous se caressaient déjà, s’enquérir des techniques respectives – si cela était mené à bien avec un coussin ou avec les doigts – et nous prendre en photo, toutes collées-serrées, entassées comme des vaches face à la Webcam.
     Mais petit à petit, j’ai voulu le cadre pour moi toute seule et je continuais quand elles partaient. J’avais hâte qu’elles enfilent, vite, leurs petites chaussures et qu’elles s’en aillent pour m’étaler, me déployer et me comprendre. Je bloquais la porte de ma chambre avec la chaise du bureau et je guettais, le cœur battant, les « à table ! » de ma mère en provenance de la cuisine et ses pas dans le couloir… C’était devenu se prendre en photo pour se voir, le visage la plupart du temps, mais parfois aussi mon sexe et mes seins, dont je guettais également les pas dans le couloir. Ce fût le début du problème. Je ne me voyais plus qu’en photo. La photo n’était plus souvenir mais devenait miroir.
     Et puis au fil des années, mes activités basculèrent de l’artisanat à l’ingénierie. Au fil, surtout, des progrès démesurés de nos smartphones pas franchement brillants, mon visage a morphé. Morflé plutôt ! Je ne me contentais plus de le regarder, je le déplaçais sans cesse comme un petit objet absurde auquel on ne trouve pas la bonne place dans un salon. Pour ma part, plus besoin de m’agenouiller, l’appareil me suivait désormais partout où je me rendais.
     D’abord c’était Facetune, un petit logiciel anglo-saxon pas bien méchant. C’étaient des petites choses inoffensives : lisser une ride d’expression pourtant charmante ; ouvrir un œil pourtant vif ; blanchir une dent pourtant déjà blanchie deux fois… Puis c’est devenu encore une autre affaire, un logiciel plus agressif, dont le petit nom me blesse et aux substances hautement addictives – une drogue peu chère, 7 euros par mois, moins qu’un paquet de cigarette me disais-je – à la défonce délicieuse et qui murmurait sans cesse : tu peux t’offrir la gueule que tu estimes mériter.
     Il y a des drogues qui font croire qu’on peut être heureux. Il y en a d’autres qui nous font croire qu’on peut être belles. Évidemment que si l’on m’avait dit à cette période que la beauté était ailleurs, j’aurais été d’accord – je voyais bien que le visage de poupée GermanoBratz que je me fabriquais était grotesque – mais il me semblait que, moi aussi, j’étais ailleurs que dans ce visage qu’on m’avait donné et que je n’avais pas choisi. Parfois, je m’imaginais flotter dans le data de la Silicon Valley. Je visualisais mon visage y côtoyer d’autres visages et je me disais, en regardant par la fenêtre, que là-bas ils s’embrassaient peut-être avec leurs vraies bouches.
     Cela se déroulait toujours dans ma chambre, la nuit. Je passais des heures à shooter mon corps, et le mot shooter convient parce que l’état même dans lequel prendre ces photos me mettait semblait valoir les effets de la coke, de la MDMA et de l’alcool que je me refusais et continue de rejeter. Moi j’ai toujours préféré les paradis superficiels.
     Chaque fois, j’obéissais au même processus. Je me concentrais et puis je me cambrais, dans une surconscience des proportions. Sur le lit, au sol, sur le dos, sur le ventre, portraits du visage, paysages du corps. Seuls comptaient les contours, les poses, les intentions stylistiques car pour ce qui était de l’intérieur des lignes, elles se verraient rapidement colorées et remplies de tout ce que je voulais y mettre. J’interrompais parfois mes séances pour me peupler plus concrètement de mes deux doigts et je ne saurais dire si je jouissais chaque fois par stratégie, pour avoir les joues légèrement plus roses sur la prochaine photo, ou par orgueil, électrisée par les centaines de clichés déjà accumulés sur la pellicule saturée de mon téléphone portable.
     Dans ma chambre terriblement noire, je m’appliquais ensuite à travailler la sélection avec un florilège d’apps à tout faire : celui qu’on ne nommera pas et les autres, YouCamPerfect, Body Tune et PrettyUp. Je partais à la recherche de cet avatar chimérique, celui qui me mettait en retard dans ma salle de bain… Je grossissais certains traits, en faisait disparaître d’autres. Je jouais à la fois à la caissière, la cliente, et à la chose qu’on vendait sur le tapis roulant : « Bonjour Madame ! Alors aujourd’hui, je vais vous prendre deux joues bien creuses, bien tendres, vos meilleurs morceaux, un tube dansant de sourire Colgate et 100 grammes d’amandes à la place des yeux. » Je remontais mes bedroom eyes, ce joli petit nom qu’on donne aux yeux tombants, et qui lançait d’ironiques clins d’œil à cette chambre où j’avais posé le premier regard sur eux.
     Et tandis que je me trafiquais, que je me façonnais, mon rythme cardiaque progressivement ralentissait. Je me sentais mieux. Je posais des petits cœurs sur celles qui me plaisaient tout de suite, les fulgurantes, et analysait, furieuse, les décevantes, celles qu’aucune manipulation n’avait sauvées, avant de les déplacer d’un geste sec dans ma poubelle digitale, me promettant silencieusement de ne pas m’y reprendre. Je tournais mon téléphone pour voir les photos à l’envers, comme si cela allait m’offrir des réponses, une objectivité que je rêvais d’avoir, que je souffrais de ne pas avoir, que je cherchais désespérément chez un homme. L’Objectivité comme don suprême !
     Et voilà que venait le moment fatidique, l’apothéose… Le moment tant attendu de se montrer, de se faire aimer, de publier ! J’hésitais plusieurs fois, je m’agitais, puis je m’affalais, vautrée et suintante, me relevait, m’adossait par terre contre la table basse, je transpirais, j’allais chercher un verre d’eau, je montais le volume de la musique, je renversais des choses sur mon passage, je me regardais une dernière fois, dans le miroir cette fois, pour ne pas me mentir à moi-même lorsque j’appuyais enfin sur le bouton magique et que j’accouchais par la force de mes doigts de cette créature pixélisée. Les heures qui suivaient, je ne dormais pas. Je surveillais mon succès comme un cours à la Bourse. Je vibrais au son des centaines de messages qui affluaient, des DM indésirables mais tant désirés.
     Au début j’appelais ça « le filtre pour lisser ». C’était mon Voldemort à moi, cette chose qu’on n’ose pas nommer correctement face à une amie qui vous questionne et puis finalement j’ai cessé de la nommer tout court. J’évitais le sujet. J’évitais les autres. Je préférais qu’ils ne me voient que comme je l’avais décidé. Je restais cloîtrée chez moi pour exister uniquement de cette manière-là. Certains tombaient dans le piège et puis il y a celles qui jouaient le jeu avec moi, avec qui on a signé pendant longtemps un contrat de non-divulgation, un NDA. Et puis il y a les hommes… Les hommes qui croient que ça existe quelque part les pommettes comme ça et les paupières comme ça et les bouches comme ça, tout ce petit monde qui défie la science et sur lequel rien ne s’imprime, pas même l’angoisse qu’il contient chaque seconde, ni le plaisir vif et le désespoir lancinant qu’on ressent à se créer ce monde.
     Seulement, un jour, mon vrai visage a disparu. Je ne l’ai plus trouvé pendant des années. Je ne pouvais plus le récupérer sur l’iCloud. Il flottait quelque part, hors de l’atmosphère.

Giulia Gabriele