« Bonjour Playboy » est la chronique littéraire tenue par Giulia Gabriele, écrivaine et actrice. Elle y explore les contours de l’amour, du sexe et des relations humaines et exprime vouloir « réhabiliter le droit à la contradiction et à la nuance à une époque si propice au manichéisme ». Elle contribue à la tradition littéraire du magazine et partage ses expériences en tant que femme avec une écriture érotique et féministe. Playboy France est fier d’offrir une tribune à cette jeune écrivaine ! Pour cette troisième chronique, Giulia nous raconte le Love Bombing.
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Uh huh, make me tonight
Make it magnificent
Tonight
Right
Oh your hair is beautiful
Oh, tonight
Atomic
Blondie (1979)
Love bombing
Définition : intense démonstration d’amour ou d’affection de la part d’un individu envers un autre individu afin de le rendre dépendant ; technique de manipulation moderne.
Cet été, le bikini, qui doit son délicieux petit nom à l’atoll au large des îles Marshall, théâtre des premiers essais nucléaires américains, a eu une sacrée compétition dans le bassin des expressions atomiques.
Et partout, et plus que jamais, et entre tous les châteaux de sable, cette chose a sévi et fait des ravages. Sur les plages, des amies ont cru aux ravissements les plus improbables, des scénarios lynchiens, kafkaiens, dupieusiens ont été écrit en faisant la crêpe ; du dialogue tragicomique a fusé, mais oui c’est vrai que je peux être très impressionnante, tandis qu’elles retroussaient leur maillot sur leurs hanches si frêles, cherchant à semer les pensées les plus douloureuses et la déception qui les gagnaient ; elles ont frémit de soulagement à l’idée qu’il soit arrivé quelque chose de très grave, ah mais je viens de comprendre, il m’a parlé de ce souffle au cœur, de ses flux sanguins turbulents dont il souffre si fort ! tandis qu’elles se badigeonnaient les seins de Nuxe ; la chose les a tenues dans l’ombre, sous des parasols pendant des heures, les seins blancs, à rédiger des mises en demeure faussement nonchalantes dans une note sur leur téléphone, à veiller sur lui comme sur un enfant malade, priant qu’il soit pris d’une secousse vibrante et rassurante. Elles ont cherché mille explications, ont refusé la seule qui vaille. Ce souffle qu’il a au cœur ne l’a pas tué, comme l’espèrerait peut-être notre amie, non, regarde-le, voilà qui prend l’air sur Instagram. Il l’a fait avancer, d’une contraction banale, sur son trajet nerveux habituel afin qu’il poursuive sa mission de vie : butiner sur toutes les fleurs.
« Mais il m’avait dit que… », « Mais je ne comprends pas, c’était … », « C’est comme si il lisait dans mes pensées… », « Elle a été taillée pour moi »… Love Bombing !
On dit de ce nouveau phénomène du discours amoureux, qu’elle est la nouvelle tendance amoureuse perverse à fuir d’urgence. Il s’agirait éventuellement de ne pas être, toujours, si terriblement excessifs, et de moins la fuir que de la considérer pour ce qu’elle est probablement : un délicieux jeu de rôles, une performance sensationnelle, une drogue recréationnelle, du touche-pipi, des vacances, une sortie au cinéma ! Mais comme il est difficile de ne pas prendre ces nuits pour la vie comme elle devrait être !
Dalida a chanté ses Paroles, ses caramels, bonbons et chocolats, Lady Gaga s’est demandée un demi-siècle plus tard Is love just an illusion ? et moi je les comprends chaque fois qu’un homme se met à jouer de mon instrument préféré : l’instrument à vent. Il n’y a rien de plus excitant qu’un homme qui tient ses promesses et fait ce qu’il dit. Sauf peut-être un homme qui vous dit ce que vous rêvez d’entendre…
Je suis pour ma part la proie idéale, été comme hiver. Quand on est droguée à la fiction, on fait une très belle victime. Lorsqu’un homme me parle de manière disons cinématographique, je racle chaque bord de la casserole, je lèche la spatule et je suce ensuite sa lèvre supérieure pour le remercier. Chaque fois, il faudrait voir, en rentrant à l’aube, comment j’appelle l’ascenseur d’un claquement de doigts, talons qui pendent aux trois autres, le teint rose et outrecuidant. L’appartement plongé dans le noir me voit le fuir dans la chambre. Je lui jette mes échasses au visage en passant. Je n’allume pas mes lumières. Je me rue dans le lit pour vite, me rejouer le film. Tout se confond et disparait déjà. Il est souvent six heures. Les odeurs précises de son haleine, de sa salive se mélangent à ses répliques qui m’échappent et qui me manquent, elles dansent ensemble dans ma bouche, tandis que je les redis, que je les avale, c’est une valse d’odeurs et de sons. Je m’endors enfin, shootée aux jolis dialogues que laissent passer les valves capricieuses de ma mémoire et je dors comme dans un avion : mal et angoissée par l’atterrissage.
Mais les roues capitulent hors de l’engin, il est 9H, les yeux s’ouvrent et il semblerait qu’il est venu le temps non des cathédrales mais de se ressaisir. Ce matin-là, et généralement les dix matins suivants, je traine au lit, mi-boudeuse, mi-furieuse, la mort dans l’âme pas tant qu’on m’ait menti mais d’avoir tellement aimé ça. Je me refais les scènes en boucle, et je cherche à comprendre quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Les a-t-il seulement pensé ces choses ? Est-ce que je le crois ? S’autoriser à y croire, s’octroyer et se débattre avec ce plaisir-là est peut-être ce qui rend ces journées si lancinantes.
Je suis sensible à la flatterie. C’est mon talon d’Achille, mes cuisses d’Achille, mon ventre d’Achille et tout le reste du corps est d’Achille aussi. Entendre un homme me dire qu’il ne s’est jamais senti autant Marcello Mastroianni, que je suis Anita, Anita, Anita, que j’ai les plus beaux cheveux du monde, que je suis tout, que je suis parfaite, pressant mes seins dans sa paume comme un oiseau dont on cherche à panser les ailes, lorsqu’il prononce par-faite, en me regardant droit dans les yeux, c’est mon paradis a moi. Les dialogues tournent en rond dans ma tête, je cherche à démêler le vrai du faux, les phrases évidemment mensongères, faciles, et celles peut-être, qu’il pensait. Il faut prendre en compte son alcool, sa drogue, ma mémoire sélective, mon imagination dévorante, redessiner le chemin, revoir ce qu’on a vu, recréer le puzzle à douze millions de pièces.
Le Love Bombing est le petit copain de son plus vintage Hard To Get. Et pour une génération tétanisée et capricieuse, il s’avère bien plus efficace. À l’aune de la sursollicitation constante, le silence n’est plus aussi efficace. Se faire désirer, c’est oublier que nous sommes huit milliards. Non, désormais, il faut se brancher sur le fantasme de l’autre et tout donner. Il faut bombarder, taper du pied, faire du bruit, avoir un impact sur l’autre, dire des choses que l’autre sera incapable d’oublier, soit toutes ses choses préférées en un court laps de temps. C’est de la dentelle déchirée qui s’émiette dans le cerveau. Comme ces petites boules de savon colorées qu’on fait glisser dans le bain, et qui explosent dans l’eau.
De ma baignoire, il voulait tout savoir : la circonférence, le style et mes horaires de prédilection pour m’y rendre. Ses questions étaient si intelligemment choisies, si ramassées, qu’elles donnaient l’impression d’un intérêt précis, d’un futur très proche, d’une tendresse inouïe. C’étaient des questions qu’on ne m’avait jamais posées, sur le petit-déjeuner que je préfère ou mon village en Sicile. C’était beaucoup de mots mis ensemble qui me plaisaient. Mais comment ne pas aimer les mots quand on aime les mots ? Comment ne pas croire les mots quand on n’a confiance qu’en les mots ? Je passe ma vie avec les mots, à voir en eux la seule voie possible, et quand la nuit je tombe, je devrais me méfier d’eux ?
Pourtant, moi aussi je triche. En permanence. Chaque fois que je me décale d’un pas de coté de qui je suis. Chaque fois que je minaude, que j’essaye de me définir, définir c’est limiter, que je joue mes partitions de petit chat italien perdu dans les ruines romaines. Je maitrise tout un tas de partitions destinées à des archétypes différents et aucune de ces partitions n’est vraiment moi. Je drague en impressions, en haïkus, en name-dropping, en restos italiens, en check-list du cul, intello ou bimbo, selon à qui j’ai affaire. Chaque fois que je mets un pied hors de chez moi, la mécanique infernale est enclenchée, la menace nucléaire rode. Nous sommes nombreuses à le faire. Combien de voix j’ai vu changer au contact d’un homme ? Combien de femmes d’esprit sont devenues petites et grotesques en terrasse, masquant d’une seconde à l’autre, d’un tour de chapeau, la puissance qu’elles étaient tout juste en train de déployer ? Combien de fois j’ai failli m’étouffer, sur ces mêmes terrasses, écoutant des bribes de conversation et reconnaissant, ahurie, des dialogues précis de films de Demy, de Chabrol ou de Pialat ?
Lorsqu’il m’a dit que j’étais parfaite, j’ai répondu, non, non, je suis bien réelle. Je n’oublierai jamais le regard qu’il a fait à ce moment-là̀, comme si je venais exploser la petite bulle, saccager notre spectacle. Il aurait chuchoté Tu fais quoi là ? Ça tourne ! ou Mais c’est pas dans le texte ! que cela aurait été pareil. J’ai dû faire quelque chose avec mon bassin en le répétant, pour que ça lui convienne et qu’il retrouve son air satisfait. Nous avons repris. Il a parlé́ de mes échasses dorées, de ma robe rouge bombinesque, de mon élégance dans mon manteau léopard lâché comme un fauve sur mes épaules. Sa bouche était à hauteur de mon sein, et ce n’était pas un homme qui se nourrissait à lui mais tout mon corps, affamé, qui se sustentait aux paroles qui sortaient de cette bouche. Je pris dix centimètres qui vinrent s’ajouter aux douze centimètres de plateforme, je me plaisais tellement, je me sentais si grande que je pouvais toucher le ciel. Et si j’avais pu toucher le ciel, j’aurais frôlé de la pulpe de mes doigts ses Rafales en reconnaissance tactique et stratégique, prêts à déployer d’autres dialogues encore.
Il m’a dit qu’il allait me harceler, il me prévenait, il allait vouloir me voir tous les jours. Ça n’a pas été le cas. Il y a quelque chose d’impardonnable dans le fait de faire des promesses qu’on n’a pas l’intention non seulement de tenir, mais dont on lâche instantanément la main. Cette promesse était déjà orpheline, à quatre heures du matin, sous mes fenêtres. Quand il me dit « promets-moi que même si nous ne devenons pas amants, on ira à Venise tous les
deux », j’étais disposée, excitée même, à tenir la mienne.
Venise quand il voulait, mais je ne l’ai pas laissé monter chez moi. Je me suis retournée avant qu’il monte dans le taxi pour qu’il me voie partir. Ça, je savais faire. Me refuser aux mauvaises choses ! Il aurait fallu que je me refuse à sa flatterie plutôt qu’à son corps. Je ne vis pas l’instant présent pour m’en garantir un deuxième, je me refuse pour gagner et je perds deux fois. Cherchant à racoler plus d’amour, je nie la possibilité́ de l’amour. Convaincue de vivre un grand moment, cherchant à le rendre sacré, le moment devient ridiculement anecdotique, il n’a plus rien à offrir. J’aimerais pourtant vivre dans ces nuits. N’être que ces nuits. N’être que la femme à qui on parle pendant ces nuits. Mais peut-être m’embêterais-je moins à prendre leurs sexes une bonne fois pour toutes, et couper le son. Peut-être souffrirais-je moins. Peut-être, qui sait, prendrais-je même du plaisir.
Alors tout ça c’était faux ? N’irons-nous pas à Versailles, sur le bateau mouche, à l’Orangerie, sur la Tour Eiffel et à Venise ? J’avais déjà tout imaginé. C’est justement ça le problème. J’avais déjà tout imaginé. Et c’est comme ça qu’il fallait le vivre. Les choses à imaginer ne sont pas les choses à vivre. Il faudrait inventer ce purgatoire-là, comprendre qu’on n’a pas le luxe de faire les deux à la fois.
Dix jours plus tard, lorsque je n’étais ni une femme harcelée ni une femme à l’Orangerie, et que je me suis souvenue qu’Anita Ekberg saignait du pied, que c’est pour ça qu’elle a mis ses jambes dans la fontaine de Trevi et que c’est cette blessure qui inspira tout ce joyeux cirque, rien d’autre, et qu’Anita Ekberg elle a terminé sa vie dans la Dura Vita, à tirer des flèches sur un paparazzi, à se faire ligotée par des cambrioleurs, à regarder son appartement brûler… je n’avais plus très envie de jouer son rôle. Le film avait assez duré. Nous étions tous deux perdants, puisque lui ne m’avait pas prise, et que j’étais pourtant éprise malgré́ moi par quelqu’un qu’il n’était pas.
Alors il n’y aura pas de bain ? Je voyais déjà mes seins flotter à la surface et lui qui continuait à leur parler comme à deux âmes collées à la mienne, je voyais nos touffes blondes se confondre, fusionner dans une crinière géante et savonneuse à la Médée, un logo Versace dans l’eau, je voyais son tout petit corps, fasciné par mes courbes felliniennes, un petit garçon devant un très grand gâteau qui ne sait pas par où commencer : lécher le glaçage, se couper un gros morceau ou enfoncer ses doigts. Il n’enfoncera jamais ses doigts. Mais ses mots m’ont transpercé pendant dix jours.
Toutes ces expressions qui existent en nous et par lesquelles nous envisageons l’amour, avion de chasse, bombe sexuelle, envoyer du lourd… sont nocives. Mais le Love Bombing, lui, n’est pas tant une menace nucléaire, – ce serait lui accorder trop d’importance – qu’un délicieux feu d’artifice. Il fête l’amour, l’amour qui n’est à l’évidence pas là, l’amour qu’on s’amuse à jouer, en attendant l’amour qui existe et qui ne devrait pas tarder à s’annoncer. Il faudrait admirer la vue, s’exclamer « Oh c’est beau ! » et cinq minutes plus tard… « Ça y est, oui, là c’est vraiment fini ! ». Puis rentrer chez soi, sifflotant et toute excitée.
Giulia Gabriele