Texte par David Vesper, publié dans le magazine Playboy France de Juillet 2023.

     Des êtres ouvrent des portes quand d’autres en ferment, et si l’on a tanné Bardot avec son supposé rôle de porte étendard d’une cause féministe qu’elle méprise, qu’on a essayé de la convaincre qu’elle avait brisé des carcans pour permettre aux femmes de se libérer, c’est en oubliant tout à fait que, non contente de n’avoir jamais chercher à ouvrir aucune porte pour aider qui que ce soit à entrer ou sortir de notre grande demeure collective, « La Société », Brigitte y a tout cassé puis s’en est échappée par la cheminée ou quelque tunnel accessible que par elle, en laissant tomber de sa chevelure une ou deux mèches qui ont foutu dans son sillage le feu pour toujours. Ce qui est impossible ce n’est pas d’être Brigitte Bardot, puisqu’elle est plus que réelle, ce n’est pas de la convaincre de nous laisser lui rendre hommage ou écrire sur elle – elle s’en moque pas mal –, mais c’est de la suivre, de l’égaler, de faire mieux que Bardot. Brigitte Bardot a été l’Apocalypse de la femme. C’est-à-dire une révélation qui par sa force est une fin. Brigitte Bardot, c’est Ève, avec la même liberté, la même autonomie qui impressionne par son mélange d’intelligence frondeuse, joviale, sulfureuse, et de naïveté primaire, naturelle et humaine. Alors, c’était d’accord, l’occasion était trop belle : puisque les femmes meurent et qu’elles nous manquent tant dans leurs agonies modernes pitoyables, j’acceptai, à l’été 2023, sous le fameux œil de Brigitte, d’écrire ce qu’elle continue d’être, par-delà elle-même, pour un jeune homme de ma génération. Plus qu’un hommage, qui ne doit jamais être une suite d’anecdotes, il s’agit d’un remerciement.

     L’actualité ne peut jamais se passer bien longtemps de Bardot. Cette fois, c’est Danièle Thompson, fille de feu Gérard Oury, qui la remet sur le devant de la scène en commettant, accompagnée de son fils Christopher, un mauvais biopic aussi scolaire et propret dans son message et sa mise en scène que traître et ignare à l’égard de la vraie Bardot. Le casting est discutable et dans la grande tradition des téléfilms français, cela joue très faux, la palme de merde revenant aux différents amants de Brigitte, collection de mauvais acteurs. Choisir le petit-fils de Belmondo, son sosie en version ado pas fini, pour jouer Roger Vadim, il fallait oser… L’actrice qui campe Brigitte, Julia de Nunez, est étonnante puisqu’elle ressemble plus à Sophie Marceau et Isabelle Adjani mélangées qu’à Bardot, et ce malgré les efforts assez réussis des costumiers, coiffeurs et maquilleurs. Le postulat du désir originel de la production de chercher une actrice qui « ressemble » est doublement raté : d’abord elle ne ressemble pas, et surtout ce n’était pas une vague ressemblance physique qu’il fallait traquer mais l’énergie, ce pouvoir d’attraction qu’ont certaines moues, certains corps, et qui aurait permis à une jeune fille électrique d’incarner la jeune Bardot plutôt que de mal l’imiter. Nunez est trop froide et trop garçonne, et jamais sensuelle. Ce sont les hommes, dont on voit plus les culs que celui de « Brigitte », qui apportent la force (c’est vite dit) sexuelle à la série… Même la voix de Bardot manque, cette fameuse voix, et quelle voix ! On n’entend plus pareille voix… Bardot parlait souvent assez bas, avec des notes suaves et harmonieuses comme si elle désirait qu’on lui tende l’oreille, et puis elle montait, avec cette consistance très parisienne dans la gorge qu’a immortalisée Arletty, ce son si charmant qui rappelle l’accordéon au loin dans le métro, qui rappelle la maison. Il y avait des instants où cette voix était passionnée comme un orchestre, mais toujours, même dans cette blessure exposée, la voix de Brigitte était douce, joueuse, féminine. Ce qu’on ressent continuellement, c’est le manque d’amour pour le cinéma. La série parvient à exposer toute la vie de Bardot (jusqu’à 25 ans, pour le moment) sans jamais rien montrer. On ne voit pas de sexe, on ne voit pas de cinéma, on ne voit pas Bardot jouer vraiment, répéter, chanter, on ne la voit pas tellement danser, on ne voit pas non plus les lieux, Paris n’existe pas plus que Saint-Tropez qui paraît reconstitué en carton colorié, et à la fin il ne reste qu’une impression flottante d’hôpital psychiatrique, comme si on avait suivi une sorte de songe  glauque avec comme héroïne une camée instable et dont la vie se résume à changer de mec à chaque nouveau plateau de tournage. Bravo ! Tous les moments clés sont ratés : la découverte du sexe par Bardot avec Vadim, alors que leur couple était interdit à cause de la différence d’âge (passages d’ailleurs assez anachroniques), est gâchée par une mise en scène de mauvais étudiants en école de cinéma. Au lieu de nous montrer  le sexe, les baisers, les corps, on pointe la caméra vers sol, et on voit, dans une accélération vue et revue, différents sous-vêtements de Brigitte être jetés dans le cadre, comme pour nous faire comprendre que les jours passent et qu’elle revient se faire sauter avec des culottes propres, encore et encore. Aucun risque de bander… La rencontre avec Jean-Louis Trintignant est expédiée, tout comme leur rupture, si bien qu’on ne comprend jamais pourquoi ils s’aiment. Tout est traité ainsi : on nous dit sans nous montrer ni nous prouver. Bardot est une femme fatale mais on ne voit pas pourquoi ; Clouzot est un génie mais on ne voit pas en quoi ; la scène du procès dans La Vérité est discutée pendant quinze minutes sans être utilisée ; la maison de Brigitte est une maison de rêve sans qu’on puisse la voir jamais… Ils avaient une matière avec comme personnages avec lesquels jouer Brigitte Bardot, Trintignant, Clouzot, Vadim, potentiellement Delon, tous placés dans des environnements exceptionnels, et ils ont réussi à être soporifiques, asexués et totalement vides d’art, c’est un sacré exploit ! Le pire, c’est qu’ils n’ont pas compris Bardot, transformée chez eux en Lady Diana premier cru harcelée par la presse, jeune femme totalement inconséquente et quasiment cruche toxique psychiatrisée dans une pure misogynie dont ils ne se rendent même pas compte, tout juste bonne à pleurer, à trahir et affirmer à chaque nouvel épisode que le nouveau type qu’on a découvert en dix minutes à l’écran est le nouvel homme de sa vie. Aucun passage flamboyant, littéraire, sexy, choquant, provocant, violent, drôle, artistique et même impressionnant dans la folie si on voulait illustrer son aura autodestructrice. Même les tentatives de suicide font pitié, aussi timides que le reste. Prétendre transposer Bardot à la télévision sans jamais prendre le moindre risque, c’est un décevant coup d’épée dans l’eau. En voulant en faire une femme libre qui fait ce qu’elle veut, ils ont créé un personnage détestable qui semble être incapable de prendre la moindre décision – sauf les mauvaises. Tout cela manque terriblement d’amour ! C’est un travail scolaire trop financé pour ce que c’est et pas assez pour ce que cela aurait dû être et porté uniquement par la vie géniale de l’héroïne incomprise et méprisée, et les quelques moments intéressants ou touchants ne parviennent pas à nous faire reconnaître Bardot, ou au minimum, et c’est ça le plus triste, à l’aimer. On a qu’une envie, c’est de retrouver la vraie, c’est exact, mais seulement pour fuir cette version maussade sans joie ni musique.

     Quitte à visionner une sorte de mise en abyme de la vie tourmentée d’une icône, autant aller se blottir dans le talent de Louis Malle qui avait fait jouer dans Vie Privée (1962) un rôle sur-mesure et quasiment autobiographie, déjà, à Bardot, et avec une mise en scène digne de ce nom. En plus, c’est le magnifique Marcello Mastroianni qui lui donne la réplique et non je ne sais quels thons qu’on essaie de faire briller par la lumière de leurs grands-pères pour mieux que nous saute aux yeux leur fadeur. 

     Une chose qui me trouble à propos de Brigitte Bardot, c’est comme il m’a toujours été difficile de la rêver comme une actrice, de penser à elle comme on pense à un comédien qui aurait interprété tel ou tel rôle pour notre plus grand enthousiasme, avec son costume, ses dialogues et ses idées. Je pense que ce sentiment me vient d’une raison toute simple : Brigitte Bardot n’est pas exactement comédienne. D’abord, parce que comme les géants, c’est-à-dire Delon, Gabin, Brando, et puisqu’il faut bien citer des femmes, peut-être Romy Scheider ou Audrey Hepburn, elle ne joue jamais véritablement autre chose qu’elle-même, et qu’on lui écrive un personnage qui est une version d’elle ou tout-à-fait différente n’y change rien : à la seconde où Bardot apparaît à l’écran, où que ce soit, aussi bien au cinéma que sur un plateau de télévision, elle est Bardot et embrase l’objectif de la caméra. Et même si son personnage ne lui ressemble pas, il s’annule et se confond en elle. Ensuite parce que je ne suis même pas persuadée qu’elle joue, et c’est là que sa légende me semble encore plus forte que celle d’Alain Delon que j’adore pourtant très fort : Alain adore Delon tandis que Brigitte est Bardot, c’est-à-dire qu’il y a un degré de naturel et d’inconscience plus élevé chez elle quand elle incarne un personnage qui façonne son mythe que chez un Delon qui, avec le temps, a compris sa beauté, son corps, son personnage, et qui le décline à sa guise. Brigitte n’est pas loin, elle, de méconnaître son propre pouvoir, elle se contente de l’utiliser comme personne. Et puis enfin, puisqu’elle est une femme, son destin a traversé et outrepassé l’écran, c’est le personnage public qui est devenu une star, dans une double injustice qu’elle était la seule à ressentir, celle d’être traquée, glorifiée, harcelée et critiquée pour être Bardot l’actrice et Brigitte la célébrité ultime avant la starification des réseaux sociaux, alors qu’elle n’était fondamentalement ni une simple comédienne, ni une simple femme médiatique. Elle était et continue d’être autre chose de supérieur, autre part, plus haut, voguant dans sa barque solitaire, déchirée, douée pour tout donc pour le cinéma, la vie et ses hommes, la pensée et le silence ; elle est de ces êtres foudroyés par la grâce et qui ne peuvent échapper à eux-mêmes, à l’œuvre qu’ils sont et à la fresque romanesque que leurs vies peignent pour immortaliser pour tous ce qui pour eux n’est rien d’autre qu’eux. Brigitte Bardot est un ange qui a oublié. Une reine qui traverse l’existence auréolée d’une magie qui lui sert de couronne. Ses merveilleuses prestations cinématographiques, devant les caméras de Vadim, Clouzot (peut-être celui chez qui elle a le plus véritablement joué), Godard ou Louis Malle, ne sont pas que des dons de son talent au septième art ou du cinéma à la société, mais des captations d’une femme hors du temps, plus qu’en avance sur lui, le cadeau à l’univers d’une réponse parfaite, jusque dans ses défauts et ses larmes, à la question la plus primaire : comment être ?
     Longtemps, Brigitte Bardot, la plus femme des femmes, a douté de sa beauté. Cette beauté mutine qui serre le cœur comme le regard d’un chaton abandonné et l’emballe comme une messe basse pornographique, c’est l’indigeste tarte à la crème qu’on a obligé Bardot à cuir dans son four mental à chaque évocation de son nom. Bardot est belle, en effet, et après ? Après, il faut rétablir la vérité et l’expliquer, cette beauté, c’est-à-dire que se contenter de l’évidence mène à la fainéantise, celle qui fait sombrer dans l’ingratitude. Le royaume de la beauté oblige au respect, et même le snob le plus inconscient lui voue malgré tout une sorte de culte qui l’obsède. Tant d’évidence esthétique, d’innocence chipie et de délicatesse ne pouvaient que devenir la proie des charognards. C’était comme si Bardot n’avait été dotée d’une beauté divine que pour la voir être salie, fouettée, dénoncée, par ceux qui la jalousaient pourtant. Cela aura été le grand crime de Brigitte : autant de beauté dans si peu de superficialité. Les hommes amoureux, les paparazzis assoiffés de son sang comme des vampires puceaux, les médias, le cinéma, les autres femmes, bien sûr, tous ont flagellé la muse du monde pour lui faire payer d’être descendu dans un faisceau de lumière qu’ils ne comprenaient pas.
     Comme souvent, les légendes collectives me laissent de marbre dans leurs récits. J’en partage parfois les objets mais jamais les causes. La beauté de Bardot n’est pas libidineuse, pour moi ; elle dépasse le désir et le surclasse en jetant son image tellement fort au premier plan, avec un zoom catastrophique, qu’elle l’annule presque. La jeune Bardot était si sensuelle et bandante qu’on la rêvait trop fort pour s’imaginer vraiment la baiser. Le fantasme Bardot, ce n’est pas celui du sexe mais celui de la vie. Elle avait raison, Brigitte, quand elle se moquait des intervieweurs tremblotants qui l’engueulaient presque quand elle leur assurait ne pas être trop sûre de son physique : la splendeur de son visage angélique et magnifique, à l’heure esthétique démentielle et standardisée d’Instagram, l’œil s’y habitue ; l’érotisme de son corps et les courbes sexuelles de sa silhouette, on les relativise. « Il y a toujours mieux », comme ils disent. Sauf que comme moi je l’ai dit, il n’y a jamais mieux que Bardot, elle est indétrônable en cela que ce ne sont pas la forme de ses hanches, la finesse de sa nuque, l’élégance de ses bras, la perfection de sa mâchoire et de ses sourcils, ou la rondeur de seins que l’on désire exactement, mais l’idée qu’elles lui appartiennent. C’est ce qu’elle a dû finir par comprendre, Brigitte. Si elle était une femme sublime, c’était sa lumière qui illuminait sa beauté, son aura unique qui enivrait les hommes, et aucune ride, pas plus que le moindre mauvais pli, n’aurait su diminuer son effet qu’elle gardera pour l’éternité, et ce d’autant plus que ce talent-là, celui de la beauté, fini par marquer un corps, un corps touché par cette grâce, en cela qu’il en fait une statue reconnaissable, un trait qui ne se trahit jamais : Bardot n’a besoin que de son ombre pour être la plus belle, parce que sa posture de danseuse étoile, ferme, debout, lui sera toujours fidèle. L’intelligence transperçante de Bardot, cet esprit paradoxal qu’on pourrait croire masculin, est un autre signe que sa beauté ne peut pas être celle qu’on lui attribue, la véritable beauté mourant toujours à l’endroit du commencement de la démonstration intellectuelle. Son esprit embellit Bardot en même temps qu’il pose un voile sur son physique. À sa passion et sa puissance sauvage, ces charmes qui s’épuisent, elle ajoutait les pressentiments éternels du visionnaire, du prophète, la spiritualité souriante de celle qui sait. C’est le génie de Brigitte que d’avoir su, mieux que quiconque, et au moins autant involontairement que par provocation, être belle, et même incarner la beauté – qui est une des plus certaines formes du génie, peut-être même la première puisqu’elle est la seule universelle. On ne discute pas la beauté, quoi qu’en disent les truies du progressisme frustré, on ne la discute pas plus ici que là-bas, jeune que vieux, érudit ou inculte, c’est une vérité absolue de l’univers, comme l’odeur de la pluie, les rayons du soleil, les reflets argentés sur les océans noirs de cette perle lunaire où nous allons bientôt retourner – Inch’Allah. La beauté est un don de Dieu qui fait de celles qui le reçoivent ses princesses.

     Spiritualiser les masses, ses contemporains vides, c’est un sacrifice… Si la petite brune devenue blonde a pu offrir une âme à ceux qui vivaient sans, si à elle seule elle a pu faire naître en eux le moindre sentiment conscient de beauté, si elle a pu effleurer ces esprits abîmés par des vies glauques, laides et banales et remplacer leur hypocrisie et leur égoïsme par un peu de fantasme juste, alors elle est une sainte qui mérite l’adoration sans limite, l’adoration au loin, respectueuse, celle qui laisse tranquille.
     La tranquillité, c’est ce que Bardot est allé chercher à la Madrague, sa fameuse maison tropézienne. Je suis probablement né trop tard pour que l’envie d’aller l’y rencontrer passe avant la nécessité de lui accorder cet exil personnel et serein bien mérité. Là-bas, en plein été, j’imagine la nuit briller, toute paisible, et enrober Brigitte dans sa solitaire majesté, sous des petits nuages sans couleur ni mouvement, comme immobiles et suspendus pour elle, à l’attendre pour on ne sait quoi – probablement une danse. Mais avant de partir s’y isoler, Brigitte s’est battue. C’est l’autre corde à son arc de guerrière : le combat par le naturel et la vérité comme seconde peau. Quand on se moque d’une Brigitte qui vieillit, c’est sur la vérité elle-même, celle qu’elle a dans la peau, qu’on crache. Elle a pris la plume pour signer des mémoires explosives, vibrantes et nostalgiques, d’une sensibilité surhumaine et d’un courage que seule une femme qui se sent prisonnière d’un monde qu’elle devine ne pas être le sien peut faire preuve ; elle a croisé le fer pour défendre ses propos dans les médias ; elle n’a jamais demandé pardon parce qu’elle savait avoir raison. Au cinéma aussi, elle a donné, elle a tout donné, à commencer et en finissant par sa vie. À 40 ans, après avoir voulu en finir plusieurs fois, parce qu’une vie qu’on vit si fort, on la souffre à la même grandeur, il était temps de partir. Comme Rimbaud, elle a décidé de partir, sans se renier (on exagère le reniement d’Arthur) mais sans pour autant regarder en arrière. Contrairement au poète précoce, elle n’a eu ni à quitter l’Europe ni à mourir pour devenir une légende ! En cela, fatiguée d’être la muse d’une société dégueulasse, le fantasme d’hommes cruels, le symbole de femmes en qui elle ne se reconnaissait pas et l’ennemie d’autres qui ont fait de ce monde une terre hostile pour un cœur pur comme le sien, Bardot est allé au bout du sacrifice et s’est retirée pour mieux rester. On a dit beaucoup sur la maternité difficile de Brigitte Bardot et sur le scandale provoqué par certaines de ses déclarations sur le sujet mais, comme toujours, en oubliant le plus important : Bardot ne pouvait pas être la mère d’un seul enfant puisqu’elle était déjà celle du monde. Aujourd’hui encore les jeunes filles à foulards dans les cheveux, marinières sur les épaules, et motifs Vichy sur les nappes de leurs pique-niques parisiens, les encore plus jeunes qui postent leur chute de rein sur Tiktok ou Instagram, dansant ou non, les féministes qui ont mal digéré ce qu’elles croyaient voir chez elle, les hommes frustrés contre leurs femmes moches et frigides, les droitards beaufs, et tous les autres,  sont autant de ses progénitures plus ou moins malformées. Ça en fait, des mioches, et des responsabilités.
     Une responsabilité qu’elle a bien raison de fuir le plus possible, c’est celle de représenter les femmes. Bardot, c’est l’arme nucléaire contre le mouvement #metoo et toutes ses saloperies. Toutes les femmes les plus belles, élégantes, fines et expérimentées de l’histoire culturelle de France, Deneuve, Casta et Bardot en tête de gondole, crachent à la gueule de ces imbéciles renégates, honteuses, menteuses, manipulatrices, victimaires, destructrices et paumées. Brigitte n’est pas dupe ! Des accusations de viols pour une main au cul sur un plateau de tournage ou pour une baise regrettée vingt ans à rebours ? Sans elle ! Une rue où la drague est proscrite ? Sans elle ! Une société où les hommes évitent d’être seuls avec des femmes dans le monde du travail ? Sans elle ! Une propagande médiatique mondialisée qui cherche à faire croire que les femmes sont des victimes éternelles, toujours innocentes, qui n’ont absolument pas en elles une injonction naturelle à devoir honorer leur beauté et chercher à faire bander les hommes plutôt qu’à vouloir les imiter ? Sans elle ! Un discours collectif qui interdit des thèmes devenus tabous et qui en forcent d’autres dans le gosier d’une jeunesse écorchée qui ne comprend plus où se situe le racisme, comment penser le sexe, quand se scandaliser devant les dérives d’une mode affreuse qui les amène, devant des transgenres détruits, à trouver « cool » ce qui est en réalité un drame, une maladie mentale de gens sur le fil qu’on devrait aider et soigner et non encourager à sauter dans le précipice ?… Sans elle ! Bardot a refusé ce monde parce qu’il n’est pas le sien et qu’elle sent bien qu’il est mortifère. C’est une femme ultime, la première et la dernière, qui peut juger correctement, et avec dégoût, que les autres femmes se perdent dans un combat qui les font s’éloigner d’elles-mêmes. Sa planète à elle, c’est la même que celle d’Alain Delon. Celle-ci est très différente de celle avec laquelle on la confond trop souvent, gazeuse et puante, des conservateurs les plus rances et bourrins, celle de la nostalgie d’une vieille France perdue pleine de clichés qui débordent. Pour les êtres supérieurs comme Bardot et Delon, ce n’est pas que c’était mieux avant, c’est que trop a été abîmé maintenant. Ils viennent d’une planète où la liberté est  reine et où le bon sens, celui de l’évidence lumineuse, domine et empêche les idées d’être arrêtées et de se transformer en idéologies. C’est la tolérance du radical ! Une planète du cœur, de l’art, de la solidarité, du goût, du sexe et où ce qui mérite d’exister advient toujours. Moi, quand j’entends le vieux Delon parler, les larmes me montent systématiquement. Bardot, elle, ne me fait pas pleurer mais m’apaise, m’intimide et me réconforte. La savoir avoir existé, exister encore, et exister pour toujours, m’aide à vivre et à combattre. Moi aussi, je suis son enfant.
     Delon s’est isolé à sa façon. Depuis des années qu’il a vu tous ses amis et ses femmes mourir, il vit reclus avec ses chiens – auprès de qui il rêve d’être enterré. Ce qui pousse de telles âmes à quitter le monde social, ce n’est pas leur désir de liberté ou un feu très spécial qui brulerait en eux et les enverrait coûte que coûte au fond des campagnes, non, c’est la simple et triste déception, la déception des autres. Bardot ne demandait qu’à aimer, c’est d’ailleurs ce qu’elle n’a cessé de faire, elle la passionnée, l’amoureuse. Elle a été déçue à trop aimer les hommes. Pire, elle a été trop mal aimée pour calmer son obsession de l’être grandement. Ces autres, c’était devenu son Enfer. Des dizaines de chiens n’auraient su la combler ; Brigitte il lui fallait recréer l’Arche et défendre tous les animaux, qui, eux, sauraient recevoir son amour et lui rendre comme elle le mérite.
     Mon amour pour Brigitte Bardot a pris une tournure inattendue cette année : mon admiration artistique, philosophique, cette conscience fine et constante chez moi de ce que cette étoile bien vivante me consolait de l’existence, s’est multipliée, elle a évolué, a gonflé exponentiellement et s’est incarnée en un petit chat noir que j’ai nommé Magnus. J’ai compris, au-delà des convictions de principe, ces vents lointains, j’ai compris, dans mon cœur et dans ma chair, sans même m’en rendre compte, toute la seconde vie de Bardot. Ce n’est pas rien ! Parce qu’aujourd’hui, la grande œuvre de B. B., c’est bien cela, sa défense exceptionnelle des animaux par sa propre vie et la création de sa fondation qu’elle a imposée comme l’interlocuteur quasiment unique de cette cause depuis des décennies. On ne compte plus les actions menées, les bêtes sauvées, les lettres hilarantes et inimitables de Brigitte publiées à destination des responsables, des présidents, des bourreaux, pour les invectiver, les engueuler ou les féliciter. Avant, j’étais touché par son noble combat, que je suivais de loin, avec toujours cette petite musique dissonante et stupide au fond de l’esprit qui fait poindre l’ironie, disons la légèreté, comme si les combats par erreur liés à un univers écolo étaient forcément au moins un peu perchés, attendrissants mais « exagérés ». Ce n’est pas plus écolo qu’exagéré ! C’est très sérieux, et lorsque j’en ai pris pleinement conscience, j’ai redécouvert une Bardot qui devenait en moi plus star que jamais. Elle jouait son meilleur rôle, mon préféré. Magnus a changé ma vie ! Moi qui méprisais presque les propriétaires fous de leurs petits compagnons, moi qui les trouvais à la limite d’être dégueulasses, j’ai compris. Il m’a fait découvrir un amour absolu, inquiet, responsable, au début qui paraît irrationnel, un amour qui dans certaines zones de mon âme me saisit plus fort que celui que je peux ressentir pour mes congénères parce qu’il soustrait la contrainte du dialogue, de l’incompréhension par le dialogue, qu’il soustrait encore la trahison et la violence, et qu’il ajoute la responsabilité face à la fragilité, l’incompréhension non par le dialogue absent mais par le mystère qui lui est bien supérieur, et la sérénité d’une présence continuelle, chaude et discrète. Il m’apparaît maintenant avec évidence ce que des destins comme celui de Bardot peuvent trouver de naturel à en sacrifier une partie sur l’autel du miracle animalier. L’animal, contrairement à l’homme a un charme qui le protègera toujours. Un homme qui fouille une bibliothèque sera toujours plus vulgaire qu’un chat, cet être magique qui agrandit le silence, se frottant l’arrière de la tête au fil des dos des livres comme pour en gommer, dans un geste très littéraire, les noms des auteurs.
     Je fais fréquemment des cauchemars sur la mort de mon petit chat dans lesquels je hurle, je bave à quatre pattes de douleur à cette perspective, des cauchemars comme je n’en ferai jamais pour personne. Moi qui suis l’ami le plus concentré et attentionné du monde, personne n’en reçoit plus de preuves que ce chat. Ses ronronnements et sa chaleur ont remplacé la musique. Son regard, qui chaque jour devient plus profond, intelligent, humain dans une conscience qui semble être terrée juste derrière, comme bloquée, son regard lumineux qui parfois m’a vraiment persuadé de me tenir à quelques secondes d’être le témoin du miracle de le voir parler, comme s’il était à deux coussinets de me dire quelque chose de crucial mais qu’il l’avait retenu sur le bout de sa langue râpeuse, celle qui tous matins me douche le front, les jours, le nez, les lèvres, le cou. Pour autant, l’animal qu’on apprivoise, qu’on observe dans son silence, dont on note les habitudes et le rythme calé avec la précision d’un batteur génial, rythme qu’il adapte d’ailleurs parfois à celui de son maître, ce petit animal garde ce qu’aucun homme, ce qu’aucune femme, jamais, ne sait garder, il garde son grand mystère, sa surprise, son imprévisibilité, son don, celui de nous émerveiller, de nous attendrir, de nous choquer, chaque heure, chaque jour. Ce don, Bardot le partage, et c’est en cela, et non pour ses déhanchés, qu’elle est animale.
     La postérité de Brigitte sera bien entendu son personnage mythique, et même mythologique, ses looks indémodables, son visage obsédant, ses films, ses polémiques, son héritage sociétal plus ou moins déformé, mais elle sera, pour moi, aussi, et peut-être avant tout, son rôle capital, subtil, magnifique, auprès des animaux et pour les animaux. Ce rôle qui a dépassé le militantisme bas du front, ces cris à « causes » soporifiques et redondantes, ce rôle qui n’avait besoin de rien d’autre que d’elle-même, et qui en le faisant entrer dans tous les esprits, sans même bien en définir les contours, a permis à tant de regarder le monde d’un œil nouveau et d’ouvrir des cœurs pour y créer une place méritée à ces miracles de la création que sont les animaux. Cela vaut bien toutes les lois et amendements de la galaxie ! Sa postérité, c’est mon chat, celui perdu du voisin, le cheval soigné du village. Le visage de Bardot, la reine, apparaîtra éternellement derrière chaque miaulement, chaque aboiement, chaque cri, derrière toutes les joies et toutes les peines des animaux dont on sous-estime encore l’instinct et les sentiments. Bardot avait un talon d’Achille : elle ne pouvait vivre seule. Toute sa vie, elle a combattu sur le chemin de cette quête pour échapper à la solitude, et elle n’a oublié aucun virage : accompagnée du monde entier, du désir de tous les hommes, de l’admiration et de la jalousie de toutes les femmes – parce qu’elles jalousent tout ce dont la beauté ne meurt pas –, aimante plus que de raison encore et encore, avec ce besoin fou d’être aimée, et finalement, retrouvée, apaisée, splendide sur le droit chemin, celui de ces plus ou moins petits compagnons aboutis, célestes, royaux. Plus vivante et vive que jamais, Bardot veut la paix, et si elle se permet si facilement de la réclamer, c’est peut-être qu’elle en a trouvé le secret. Dans toutes les sphères de l’existence et à toutes les époques de sa vie, Brigitte Bardot aura été une inspiratrice irrécupérable, ailleurs, au-delà. Bardot a été inimitable, elle est et restera indépassable.