« Bonjour Playboy » est la chronique littéraire tenue par Giulia Gabriele, écrivaine et actrice. Elle y explore les contours de l’amour, du sexe et des relations humaines et exprime vouloir « réhabiliter le droit à la contradiction et à la nuance à une époque si propice au manichéisme ». Elle contribue à  la tradition littéraire du magazine et partage ses expériences en tant que femme avec une écriture érotique et féministe. Playboy France est fier d’offrir une tribune à cette jeune écrivaine ! Pour cette deuxième chronique, Giulia écrit sur l’endométriose.

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« La maladie des femmes qui font semblant »

Je te parle de mon endométriose. Elle me cloue au lit à côté de toi ce soir et nous empêche pour la première fois. La crise s’est annoncée dans le taxi, la première goutte s’est précipitée au coin de ta rue Vivienne. Il y a quelques années, j’aurais fait marche arrière. J’aurais créé une audition imaginaire de toutes pièces, amore mio mon agent vient de m’appeler, ils font un remake de la Reine Margot !, je t’aurais inventé un horaire de rendez-vous, un théâtre, l’Atelier !, j’aurais même griffonné quelques mythiques lignes de dialogue sur le coin d’un bloc-notes : « Jésus dirait à votre roi : exposez-vous à la noyade, exposez-vous aux vents de l’océan, partez de cette Cour. Mais n’attendez pas d’être la victime, ou le témoin d’une catastrophe ! Moi je vous dis, fuyez ce soir, maintenant ! », et je te les aurais lues, fougueuse, au téléphone, c’est beau hein ? et puis j’aurais pris ma voix de comédienne traqueuse qui te dit, mielleuse, que je vais aller travailler mon texte. J’aurais même tenu le silence jusqu’au petit matin, vicieuse comme je peux l’être, j’aurais feint le sommeil agité de celle qu’une grande épreuve attend et tu aurais pensé « C’est beau cette femme qui se bat ! » et tu aurais eu raison, car toute la nuit, je me serais battue contre mon corps, un corps que je cherche à conquérir et qui se fait, lui, du mauvais sang. J’ai souvent préféré le mensonge à la vulnérabilité. J’ai souvent fui.

Mais pas ce soir, pas maintenant. Je meurs d’envie de te voir. Et peut-être me sens-je enfin prête à découvrir comment tu traites les animaux blessés. À défaut d’une mésange abandonnée sur le rebord de ta fenêtre, je suis montée dans ton appartement et je me suis faite voir dans mon autre grande nudité.
Tu poses tes grandes mains chaudes sur mon ventre boursouflé par la douleur.

 — Raconte-moi comment c’est cette douleur.

Il faudrait toujours demander aux femmes de raconter. Et quand je te raconte la douleur, pour la toute première fois avec toi, je suis profondément moi. Je descends les mains que tu as posées trop haut et te raconte le chaos dans le désordre, doucement, comme un conte pour enfants. Je commence par toutes ces choses que j’ai tachées. Ces canapés que j’ai marqués au fer rouge de mes lettres de noblesse, ces correspondances du corps. Tout ce mobilier d’hôtels 5 étoiles que j’ai flingué, tous ces draps que j’ai haïs. J’ai laissé une tache vermine au Locarno, au Cipriani, à la Villa d’Este, je saignais toujours dans les plus beaux endroits. Je me suis imprimée un peu partout.

La fatigue constante, qu’aucune boîte de nuit ne distrait. Les règles qu’on m’a retirées il y a cent cycles, qu’on a congédiées pour violence et insubordination. Ces chemins dans le métro que j’ai pris en boitant pour retenir la lave bosselée et grumeleuse du corps, ma porte d’appartement que j’ai ouverte, pantalon déjà aux chevilles, globules rouges ruisselants sur les cuisses. Ces sursauts diaboliques du bas-ventre. Ces courants électriques qui déplaceraient des montagnes mais qui parfois ne font pas d’enfant. Ces nuits acrobatiques dans la douche, contorsionnée dans la cabine de façon à ce que le jet d’eau chaude frappe pour calmer ce filet de chair très précis entre le nombril et le sexe ; ces amoureux que je n’ai pas voulu réveiller de mes respirations agonisantes, pour qui j’ai hurlé en silence (Marguerite Duras parlait d’écriture alors il faut croire qu’à tant écrire, à tant saigner, je suis condamnée à vriller les tympans du silence), que j’ai regardés dormir, éprise et envieuse, espérant que là-bas dans le rêve, nous hurlions de plaisir. Les stries rouges que laisse l’eau brûlante derrière elle, la peau qui reste écarlate pendant des heures, elle a des airs de volcan en éruption.

Je te raconte ces endroits farfelus où j’ai fini mes nuits, souvent la froideur rassurante de quelques carreaux de carrelage où je me suis battue en cachette et endormie des heures plus tard, roulée en fœtus qui accouche de lui-même. Ces hommes que j’ai envahis de mon sang. Pris par surprise. Enfourchés de ma boucherie. Ces comprimés de Lamaline, les opiacés qui se dilapident dans le sang, toutes les robes détruites par le sang, tous les jours gâchés par le sang, le ventre assiégé par le sang, le ventre comme un état en guerre, le ventre qui s’avale et surgit au gré des assauts, qui nous traîne derrière lui, et que je traine aussi, comme un estropié, difforme et répugnant. Je te raconte tous les examens, tous les gynécologues, toutes les humiliations. Tous les ustensiles glacials plantés entre mes cuisses pour voir. Toutes les années où ils n’ont rien vu. Ah, et ces ordonnances de paracétamol que des hommes m’ont tendues comme des sauveurs en carton-pâte, l’air tellement satisfait, et que j’ai dû payer, tendant ma carte vitale, défaillante et désespérée. Plus provocantes, plus arrogantes que mes mini-jupes, ces ordonnances ! Je te dis qu’une permission de 500 grammes de Doliprane quand la chair pousse où elle veut, c’est une offense à l’enthousiasme de la chair, c’est mal comprendre le poids de la réalité. C’est un petit doigt d’honneur qu’on m’a fait quand je cherchais une main tendue. Je mime le doigt d’honneur et tu ranges délicatement le majeur dans ma paume.

Mais où. Mais quoi. Mais pourquoi. J’attrape tes doigts et presse là où ça fait mal, tout contre les organes que mon utérus colonise, je les fais glisser au-dessus des fragments qui voyagent, se cachent, se déplacent, non, qui se tapissent. Tu te mets à embrasser mon ventre, mon ventre, seulement mon ventre.

Tu me demandes si je suis féministe. Je ne comprends pas bien le lien. L’interrogation te prend soudainement et la réponse semble vraiment t’intéresser. Ton visage est juste au-dessus du mien. Tu ne sais pas à quoi t’attendre et je ne sais pas ce que tu aimerais entendre. Mais je sais quoi te répondre.

— Dieu m’a donné deux bouches. Je me contredis sans arrêt. Je me débats.

Y en a une qui articule. L’autre qui bave. Mon sexe bave. Il bave quand il a envie de baver. Et on bavera quand on a envie de baver. Au féminin. J’aurais tant aimé que Miou-Miou balance ça à l’arrière de la voiture dans Les Valseuses, qu’elle coupe la parole à Gérard et à tous les hommes qui pensent avoir le monopole de la contradiction et de la complexité. Et quand je parle, évidemment je ne peux pas baver, de quoi aurais-je l’air, alors je fais des phrases complètes, je choisis des mots que j’aime, des mots que j’aime à la folie, que j’aime parfois plus que les humains, je parle beaucoup avec les mains, parfois je me sers du sel et du poivre, pour expliquer des choses à mes interlocuteurs, je bats mes cuisses l’une contre l’autre sous la table, je m’agite, je déploie toute l’énergie que j’ai à disposition, mais j’ai beau dire ce que je suis en train de dire, avoir des grandes idées, me battre comme une forcenée à chaque dîner, défendre Emily Ratajkowski comme je peux, citer Gisèle Halimi, bell hooks, revendiquer mes statistiques, citer de faux documentaires, éduquer les trous de balle autour de la table, un homme me fixe de l’autre coté du restaurant, avec une tête de rongeur comme je les aime, et c’est fini, c’est plié, mon sexe n’est pas aussi exigeant que moi, non, mon sexe se met à baver et c’est lui qui l’emporte.

Je suis un animal féministe. Féministe est l’adjectif. Féministe sera toujours l’adjectif. Adjectif : mot susceptible d’accompagner. Évidemment que je suis féministe. Comment ne pas l’être ? Mais aussi, comment l’être en permanence quand on meurt d’envie d’être regardée ? Je ne veux pas seulement d’un lieu à moi car ton lieu m’obsède aussi. Je veux ton lieu à toi, être exactement là où tu respires. Je suis l’intermittente du spectacle plein de rebondissements qu’est mon féminisme.

Je n’ai plus la force de t’expliquer. Les vagues s’enchaînent et les contractions ont cela de violent qu’elles ne poussent rien hors de moi, elles me bousculent chaque fois plus près de moi-même, je me cogne contre mon propre corps, me heurte à ses contradictions. Heureusement il me restera toujours le goût de la métamorphose : je me débarrasse de mes peaux comme un serpent, et ces mues sont rouge sang.

Je m’assoupis dans tes bras, cramponnée à ton épaule, roulée en chien de fusil, pressant mes lèvres contre ta nuque pour me distraire, la moitié du corps mitraillée de crampes, obsédée non par la douleur mais par l’idée de ne pas tâcher tes draps. Les garder immaculés. Une toile blanche, pour la suite de notre histoire. Tu dois observer mes singeries, voir la main que je passe furtivement toutes les trois minutes sur le drap pour vérifier qu’il reste propre et sec. Tu sembles aussi peu impressionné par l’éventualité du sang que par la factualité de mes seins, répandus sur ton torse.

— Marilyn Monroe, aussi, souffrait terriblement de cette maladie. Ça doit être la maladie des femmes qui font semblant.

Tu m’embrasses et puis tu ajoutes :

— Peut-être que ton corps il en a tout simplement marre.

Et un homme qui vous dit cela, c’est un homme que je désire entièrement. Il fait battre mon cœur et, paradoxalement, interrompt le temps d’une seconde, l’écoulement du sang.

Giulia Gabriele