Ibrahim Maalouf n’a plus besoin d’introduction. Il est le trompettiste le plus fameux en France et ailleurs : on le voit sur scène, à la télévision, au cinéma, on l’entend à la radio et sur toutes les ondes, ce fils de trompettiste a réussi à se faire une place et à prendre toute la place. Musique arabe, pop, Jazz, chanson, bientôt electro, il touche à tout par le bout de sa trompette si particulière dite à quart de ton. Elle lui est si précieuse qu’il se met même à la produire pour la vendre et permettre aux autres de la jouer aussi. Après son concert exceptionnel au Grand Rex le 17 avril dernier où il présentait son album à venir « Trumpets of Michel-Ange » (septembre 2024), et son aftershow, véritable concert également, au club le Yoyo où Maalouf dévoilait son projet « The Ibrahim Maalouf Electronic Experience », Playboy France, par notre cher David Vesper, a eu l’occasion de pouvoir interroger l’artiste sur son œuvre et son avenir. Entretien :
Playboy France : vous avez vécu une journée exceptionnelle le 17 avril, avec d’abord un concert au Grand Rex supposé préparer à la sortie de votre album « Trumpets of Michel Ange » à la rentrée, puis une soirée plus éléctro au Palais de Tokyo pour présenter un projet pour 2025. La première chose d’abord : qu’avons-nous pu voir exactement au Grand Rex ? Et plus généralement, vous êtes encore resté assez vague sur la direction de ce projet : peut-on en savoir un peu plus sur ce futur disque ? Musique Arabe ? Jazz ? Continuer dans le côté soul et hip-hop amorcé après votre rencontre avec Quincy Jones ?
Ibrahim Maalouf : Le concert du 17 avril c’était plutôt un festival qu’un concert. Quelque chose d’énorme ! On a fait un concert au Grand Rex pour jour mon prochain album qui sort en septembre et qui est un « album passage de relais ». C’est-à-dire que je joue des musiques qui sont plus proches de l’identité de la trompette que je joue, moins urbaine, pour donner encore plus de répertoire à cet instrument particulier, à savoir la trompette à quart de ton. Et surtout en parallèle, on a lancé définitivement ce jour-là la marque « T.O.M.A »., du même nom que l’album, à savoir « Trumpets Of Michel-Ange ». Cette marque de trompette est spéciale puisque ce sont des trompettes comme les miennes, qui ont ce piston en plus pour faire les quarts de ton. C’est un modèle que j’ai designé (avec une aide de l’artiste Richard Orlinski d’ailleurs !), évidemment, qui est basé sur le modèle que mon père avait inventé il y a plus d’un demi-siècle maintenant. L’idée derrière tout ça, et c’est pour ça que je parle de passage de relais, c’est que symboliquement j’ai fait les deux en même temps : je démarre cette aventure avec ce concert au Grand Rex et je fais le lancement de cette trompette. J’ai envie que beaucoup d’autres gens que moi jouent de cet instrument. C’était le rêve de mon père et comme j’avais été tristement un peu le seul à m’y intéresser, je me suis dis qu’après tous mes albums et ce que j’ai fait, ça pourrait intéresser d’autres gens. Et en effet, il y a des gens qui ont envie de jouer la même trompette que moi… D’ailleurs, sur la scène du Grand Rex, il y avait 4 autres trompettistes que jouaient la même trompette que moi, dont un qui est un ancien fan qui avait 8 ou 9 ans quand il venait me voir en concert avec sa mère et qui voulait la même trompette et qui maintenant en fait ! On a fait monter sur scène plus de 30 trompettistes en plus qui ont déjà acheté l’instrument… C’était ça l’idée de l’album et du Grand Rex. Et puis après on a été fêter ça dans la rue ! C’est pour ça que je parle de « festival ». On a fait fermer les Grands Boulevards pendant une heure et on a terminé le concert là avec les 3000 personnes autour de nous en train de danser. Et puis encore après ça, moi je suis allé au club « Le Yoyo » pour donner un autre concert ! Un concert de musique électronique cette fois, qui, lui, mettait en scène encore un autre projet, celui qui viendra après, c’est-à-dire certainement en 2025. J’ai à la fois démarré le processus de passage de témoin avec l’album « T.O.M.A. », qui va vivre, et en même temps j’ai annoncé et montré quel était le projet avec lequel on allait continuer après. Ça s’appelle « Time X » (The Ibrahim Maalouf Electronic eXperience) ! D’ailleurs, je le tourne déjà aux États-Unis en ce moment ! C’est un projet avec Mercer qui est un producteur qui a bossé avec Lady Gaga, DJ Snake, etc. C’est très différent de tout ce que j’ai fait. C’est un peu la suite de « Capacity to love », l’album que j’ai fait en étant proche de Quincy !
Et pourquoi Michel-Ange ? On parle souvent de la Chapelle Sixtine comme l’incarnation artistique ultime du « too much inconcevable » pourtant réussi. C’est pour ça ?
C’est compliqué et un peu long d’expliquer pourquoi « Michel-Ange ». Il y a vraiment beaucoup de raisons à cela. Je pourrais en parler des heures. Je dirais que c’est en partie parce que lorsque mon père a eu la possibilité de pouvoir construire et réaliser ce rêve de trompette à quart de ton en arrivant du Liban, il était dans cette petite chapelle, l’église saint Julien le pauvre, et c’était pour moi, petit, en quelque sort sa chapelle sixtine, ce chef-d’œuvre indépassable dont Michel-Ange est le principal ordonnateur ! Michel-Ange, c’est mon père et cette fresque sublime sa trompette. C’est resté comme un symbole pour moi ! C’est une manière poétique de parler de lui. Et puis il y a aussi l’aspect musique baroque. Mon père en faisait, moi je l’ai beaucoup apprise également… Ma première culture musicale c’est la musique baroque. Pour aller à l’essentiel, disons que c’est ça…
Et quid d’Ibrahim Maalouf qui se lance dans l’electro ?
L’electro c’est une musique qui me parle énormément, c’est le battement du cœur, ce rythme et cette pulsation qu’on partage tous. Moi je viens de la musique classique au départ, puis du Jazz, de la musique arabe, de la pop, et c’est vrai que l’electro est partout maintenant. Faire comme si cela n’existait pas me semblait bizarre donc j’avais envie de tenter l’expérience. Et c’était le moment !
Puisqu’on parle de genre musicaux différents du votre : vous avez invité en première partie à Bercy, Hélène Sio, qui est pour moi une merveille et sur qui j’ai écrit un texte ici-même. Je crois qu’elle l’a beaucoup aimé mais a été tristement effrayée par de mauvaises langues… Pourquoi elle pour cette occasion ?
4/ Hélène, dont vous avez je crois déjà parlé en effet, est quelqu’un que je connais bien, que j’apprécie énormément, qui a une voix et un talent incroyables… Elle a été mon élève, au début, et je voyais bien qu’elle était très douée. Ensuite, quand j’ai vu qu’elle voulait se professionnaliser un peu et qu’elle avait besoin d’un stage, je lui ai proposé, si elle en avait envie, de venir faire le faire dans mon label où elle a pu se faire quelques armes. Et ensuite, elle est devenue une artiste à part entière. Par rapport à moi, on peut dire qu’elle a fait tous les stades : élève, collaboratrice, et là artiste qui a fait ma première partie. On trouvait ça symboliquement beau. Moi, j’enseigne depuis l’âge de 17 ans donc j’en ai vu passer des jeunes, des moins jeunes, des gens avec du talent… Mais autant qu’elle c’est quand même rare. Suffisamment rare pour lui donner sa chance à Bercy et lui permettre d’être découverte par le plus de gens possible car elle le mérite !
Vous êtes connu également pour être capable de mélanger les genres et de ne pas enfermer la trompette dans le Jazz, mais vous savez que cela vous vaut aussi des détracteurs. Où en êtes-vous de cette exploration aujourd’hui ? Et en particulier quel est votre rapport en 2024 avec le Jazz ?
Le Jazz c’est une culture que j’aime et respecte tellement mais ce que j’aime dans le Jazz c’est l’inverse de ce que certains veulent du Jazz. Moi j’aime l’évolution d’une culture, qu’elle se transforme, s’inspire de son époque, qu’elle n’ait pas peur de vieillir, de rajeunir à travers le temps… Et c’est vrai que parfois on croise des personnes qui aiment le Jazz mais qui l’aiment trop. Et quand on aime « trop » une musique ou une culture, on l’empêche d’ouvrir ses ailes et de s’envoler. C’est ce que je reproche à certains fanatiques du Jazz ou d’autres musiques. La musique arabe c’est pareil. Moi on m’a regardé de travers partout, par exemple quand j’ai voulu reprendre Umm Kulthum ! Le Jazz qui me disait : « ça ne va pas, vous n’allez pas faire de la musique arabe avec un quintet de Jazz, vous vous prenez pour qui ? » ; et d’un autre côté le monde arabe qui me disait : « on ne peut pas y toucher, c’est sacré, c’est magnifique, c’est notre ADN, on ne peut pas l’amener ailleurs ou ça va perdre de sa valeur », etc. Tout le monde était inquiet et finalement ça a été un des grands succès de mon parcours de musicien. Souvent j’essaie de repousser les murs quand ça semble impossible ! Et ce que je découvre et qui est quand même fou, c’est que plus on éloigne ces bords et ces frontières, plus on découvre que le terrain est immense. Culturellement, il n’y a pas de limite, c’est comme le monde. Quand on est enfermé dans sa maison, il faut sortir. On découvre le quartier et un monde formidable ! Et puis la ville ! Et hop, dans une autre ville, puis un autre pays, un autre continent, dans la mer, sur une autre planète… Heureusement que ça existe cette possibilité de faire tomber ces murs. Maintenant, je ne reproche pas non plus à une culture de vouloir être préservée et protégée. Par exemple, j’y reviens mais moi j’ai tellement d’admiration pour les gens qui jouent la musique baroque comme elle se jouait il y a 400 ou 500 ans. C’est admirable et magnifique. Ça donne un sens aussi à ceux qui veulent la jouer autrement. C’est cette combinaison qui est fascinante. Et moi je fais partie de ceux dans cette association qui ont envie d’élargir, d’ouvrir, de montrer qu’une culture c’est plus que ce à quoi on la réduit. C’est ma manière à moi de militer aussi pour des relations humaines plus saines, inclusives : qu’on ne regarde pas les gens avec méfiance parce qu’ils n’ont pas la même culture, la même orientation sexuelle, la même religion, mais qu’on leur dise qu’on est différents mais de la même famille… C’est symbolique mais c’est ainsi que je le vois.
On a dû vous poser la question bien souvent, mais si vous deviez me donner votre panthéon des trois plus grands trompettistes ?
Oh, là… Très compliqué ! Impossible, trois ! Évidemment pour moi depuis que je suis petit, c’est mon père. Il m’a tout appris. Ce n’est pas objectif ce que je dis mais pour moi c’est le plus grand trompettiste par rapport à ce que moi je fais. Il m’a mis dans les mains cet instrument qui est devenu mon héritage et qu’il a inventé lui. À mes yeux, c’est lui le plus grand. Après, il y a Miles Davis qui a été une grande inspiration pendant mon adolescence. Il y a Maurice André qui a été mon maître et le maître de mon père pendant très longtemps. Dans le Jazz, évidemment Wynton Marsalis qui est aujourd’hui certainement pour moi le monstre sacré de l’ensemble de la culture Jazz dans le monde. Quincy Jones aussi, qui est devenu mon management aux États-Unis depuis 2017, était trompettiste de Jazz au départ, et il a évolué en allant vers l’arrangement, la chanson, la pop avec Michael, Ray Charles, aussi avec les séries, la télévision, la découverte de Will Smith ou Oprah, la culture noire, le cinéma… Même s’il n’est pas connu en tant que trompettiste, il a été peut-être l’un des plus grands !
J’ai cru voir passer que vous prépariez un spectacle avec votre compagne Hiba Tawaji en octobre 2024 : qu’est-ce que c’est ? Avez-vous envie de collaborer plus ?
Hiba est une très grande chanteuse libanaise qui a une carrière assez dingue dans le monde arabe et qui en ce moment est en train d’éclore à d’autres endroits du monde. Aux États-Unis elle a une belle tournée, en France elle a cet Olympia le 29 mai avec des invités incroyables… Une des choses qui nous relie c’est l’amour de la chanson française donc on a eu envie de faire un projet ensemble autour de ça, avec un côté symphonique, pour faire les choses en grand.
Quels rêves il vous reste musicalement, en terme de featuring, de projets, de lieux de concerts ?
Bonne question, qu’on me pose de temps en temps, et ça peut sembler étonnant mais moi je n’ai jamais eu de « rêves » aussi précis. Je n’ai jamais pensé que je voulais spécialement travailler avec Quincy par exemple, jouer avec untel ou untel… J’essaie de suivre mon instinct, ce que je ressens sur un moment donné. Mais en terme de collaboration, je n’ai pas de rêve précis. J’ai la chance de faire un métier que j’aime de manière complètement indépendante avec une équipe et un label que j’ai créé il y a bientôt 20 ans. C’est une richesse incroyable ! Dès que j’ai envie de faire un projet, je le fais, que ça marche ou non. Personne ne peut m’empêcher de le faire. C’est cette force dingue qui m’a permis de faire presque 20 disques, des films, etc. Mon rêve c’est de pouvoir continuer.
Dernière question pour vous achever : si vous pouviez former le big band idéal autour de vous à la trompette, qui ferait partie du groupe ? Vous pouvez même prendre des morts ?
(rires) Là, la question est difficile, surtout pour moi qui ai baigné dans toutes les musiques et cultures. Si j’avais été un jazzman pur, je vous sortirais des noms de jazzmen incroyables. Si j’étais uniquement dans la chanson ou la pop, je dirais ça, etc. En plus, vous me sortez que je peux même choisir des morts ! Alors au clavier je vais mettre Bach ! (rires) En choriste je mettrais Michael Jackson ! On ne s’en sortira pas. La question est chouette mais dans mon cas ça risque de poser des petits problèmes d’organisation et trop de monde !