Le Vagabond de Tokyo par Takashi Fukutani
Un article de Bruce Tringale
Le vagabond de Tokyo est une série écrite et dessinée par Takashi Fukutani entre 1979 et 1994. Elle est publiée sous forme d’anthologie par l’éditeur Le Lézard Noir.
Il s’agit d’une lecture à réserver à des lecteurs avertis en raison de ses nombreuses connotations sexuelles et à son langage très cru.
Six ans ! Il aura fallu attendre six ans pour que l’intrépide éditeur, Le Lézard Noir publie le sixième volume du Vagabond de Tokyo, l’histoire de Yoshio, un branleur dans tous les sens du terme, sexuellement frustré, qui passe ses journées à se masturber avant de se faire chopper la main dans le slip par la police ou ses voisins.
Yoshio n’a pas d’amis, juste des connaissances qu’il squatte pour lui payer un verre. Mais surtout, Yoshio est un perdant, un vrai et c’est là que le manga devient intéressant. Yoshio est le double fantasmé de son auteur dépressif et alcoolique qui décédera à 48 ans.
Après des années de vache enragée, de vie sordide (il enverra même sa femme faire le tapin), Fukutani qui a du mal à percer dans le métier, met en scène un je-m’en-foutiste qu’il va diriger une dizaine d’années pendant 600 épisodes ! Pourtant, derrière le scabreux, l’hygiène désastreuse et l’improductivité lamentable de Yoshio se cache une véritable BD d’auteur drôle, tendre et littéraire.
Nous sommes dans les années 80 et Fukutani fait ce que personne ne fait : écrire sur les laissés pour compte de la société japonaise, les invisibles, les puants, les rejetés. En France, à la même époque, celle de l’ultralibéralisme de Reagan et Thatcher sur lequel se brisera le rêve socialiste, c’est un autre clown trash, Coluche, qui invitera les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, etc. à voter pour lui.
Yoshio, c’est un clochard pas céleste. A chaque histoire, il va chercher à se faire de l’argent facile et se taper une fille. Ce genre de pensées ne l’amène évidemment pas à côtoyer les gens de la haute et pour la plus grande curiosité de son lecteur, Yoshio tel un Baudelaire nippon va éprouver le spleen tokyoïte : putes, travelos, homos, fugueurs, yakusas et escrocs en tous genres vont croiser sa route.
Des personnages inoubliables, des situations hilarantes et trash ; ici on croise un fétichiste de culottes sales, des esclaves sexuels ou des Happy Hole. Ce qui deviendrait misérabiliste en temps ordinaire tourne ici à la grosse farce, et au fil de ses mésaventures, on parvient à l’aimer notre Yoshio. Et même lui trouver des qualités voire une certaine grandeur au glandeur.
Comme un cousin nippon de Gaston Lagaffe, Yoshio se fout du travail. Il veut profiter de ses belles années autrement que dans un bureau. Il vit au jour le jour, n’a aucune ambition et foire tout ce qu’il entreprend. Pourtant, et c’est la force de ce manga, Yoshio ne se décourage jamais. Il a beau bouffer littéralement des tartines de merde, il reste joyeux, optimiste et toujours prêt à rendre service.
Ce volume 6 élève encore le niveau d’une œuvre d’art drôle et désespérée. Yoshio y est à la fois la victime de ses pulsions sexuelles inassouvies et de son bon cœur, les deux étant des balanciers où le destin de notre antihéros se joue telle une tragédie.
Le Vagabond de Tokyo est là pour rappeler que misère et injustices se répondent entre elles : Yoshio vient ici au secours de sans-papiers philippines qui pour survivre se prostituent. Lui, le déchet de la société nipponne, va toucher du doigt le rêve d’avoir une vie homologuée : un statut social, être enfin aimé et par ce biais avoir une sexualité gratuite (Le Vagabond de Tokyo préfigure l’Extension du domaine de la lutte de Houellebecq).
Ses rêves seront détruits, ses efforts anéantis, son argent volé, sa naïveté piétinée par un réseau de prostitution qui s’alimente aussi bien de la détresse de ses putes et de leurs clients. Ici tout le monde perd en pensant gagner.
Derrière les gags, l’outrance, le scabreux, Takashi Fukutani écrit le destin d’écorchés vifs où le malheur des uns fait le malheur des autres, où tout, faute de s’assembler, s’annule, où le statu quo de la lose engloutit comme un trou noir les lendemains qui chantent.
Insurpassable.