Cent hommes en vingt-quatre heures : c’est le défi sexuel que s’est lancé Lily Phillips, sublime créatrice de contenu pour adultes. Elle n’a pas seulement brisé un tabou, elle l’a pulvérisé. Mais ce ne sont pas ses exploits physiques qui choquent. Ce sont ses larmes, qu’on peut voir couler à la fin de cette journée éprouvante, dans un documentaire filmé par Josh Pieters qui l’a suivie durant quelques jours. Les réactions suscitées par ces larmes révèlent bien plus sur notre société que sur Lily elle-même : une avalanche d’hypocrisies collectives qu’on se doit de dénoncer.
Une femme dispose de son corps, mais jusqu’où ? Qui fixe la limite ? Quand Lily revendique le contrôle de sa sexualité, et décide d’en tirer profit pour en faire une performance publique, elle déchire les conventions et défie les traditions. Elle incarne une menace directe pour une société qui a toujours cherché à contrôler le corps des femmes, sous couvert de morale. Chaque femme qui s’affranchit des cadres est une Lilith moderne : symbole d’une sexualité incontrôlable et dangereuse, une brebis égarée à ramener dans le droit chemin. Est-ce vraiment son « excès » qui scandalise, ou notre incapacité à accepter qu’une femme puisse, sans demander la permission, s’approprier son corps, ses désirs, et le regard qu’on porte sur elle ?
Après tout, nous applaudissons sans cesse des sportifs qui brisent leurs corps pour des records, des boxeurs qui s’assomment et se mutilent pour du spectacle. Ces excès-là, nous les tolérons, nous les encourageons. Les triathlons, les combats de MMA, les mannequins faméliques, les bodybuilders gonflés aux hormones, les alpinistes suicidaires : tout cela, c’est acceptable. Mais Lily ? Elle, c’est trop. Alors pourquoi le sexe nous fait-il si peur ? Pourquoi tremblons-nous devant un acte consenti et qui donne tant de plaisir, quand nous célébrons sans sourciller d’autres activités qui ne suscitent que la douleur et la souffrance ?
Bien sûr, il y a ceux qui voudraient la sauver d’elle-même, ces mauvais chevaliers blancs d’une morale déguisée en compassion. Ils accusent les hommes d’avoir profité de sa supposée « folie » pour leur plaisir personnel. C’est une double violence. D’une part, parce que cela revient à nier la possibilité que Lily puisse éprouver du plaisir dans ses performances — plaisir dont elle témoigne elle-même. D’autre part, parce qu’ils la psychiatrisent : pour eux, une femme qui jouit « trop » doit nécessairement être folle. La folie est le dernier refuge de la morale quand elle ne sait plus condamner par la raison. Ce n’est pas nouveau : qualifier les désirs de Lily de « folie malsaine », c’est recycler les mêmes arguments qui ont servi à pathologiser l’homosexualité, la masturbation, le désir féminin, et toute sexualité s’écartant de la norme établie – ces normes du contrôle et de la domination. Qui définit la folie ? Ces mêmes savants qui, il y a un siècle à peine, diagnostiquaient l’hystérie chez les femmes qui osaient jouir ? La même société qui trouve sain de travailler soixante heures par semaine pour enrichir des milliardaires ? Lily Phillips n’est ni victime ni folle. Elle est plus lucide, plus honnête et plus maligne que ceux qui prétendent s’apitoyer sur son sort. Dans un monde où tout est marchandise, elle a choisi d’être à la fois le produit et la productrice, la performeuse et l’entrepreneuse — propriétaire de ses moyens de (re)production, elle est une authentique révolutionnaire, qui échappe à toutes forme de contrôle, et surtout à celui des hommes. La vraie folie, c’est de refuser qu’une femme puisse être maîtresse de sa démesure.
Une telle démarche relève-t-elle de l’autodestruction ? Non, ce ne sont pas ses choix qui la détruisent, mais vos jugements. Ce sont vos condamnations, vos indignations et vos tentatives de la réduire à une victime qui cherchent à l’anéantir. En réalité, elle n’a rien de tragique ou d’éphémère : elle fera autre chose quand elle en aura envie, selon ses propres termes, et non selon ceux que vous tentez de lui imposer. Cette idée qu’il s’agirait d’une forme d’automutilation est une absurdité qui révèle surtout la manière dont on conçoit le sexe : comme un acte coupable, une blessure, une honte à cacher ou à expier. Là où Lily voit un espace de liberté et de création, eux n’y voient qu’une transgression honteuse. En réalité, ce n’est pas elle qui s’abîme, mais plutôt ces mauvaises langues qui s’autoflagellent de leur propre incapacité à accepter une sexualité libérée, joyeuse et assumée.
Et ces fameuses larmes, alors ? Le plus fort, c’est qu’elles n’étaient pas des larmes de douleur ou de honte, mais des larmes de frustration : elle regrettait de n’avoir pas pu donner davantage — une perfectionniste, même dans l’excès ! Elle était aux petits soins pour chacun de ces hommes, et regrettait seulement de ne pas avoir pu leur donner plus d’attention, de temps et de plaisir, se sentant presque coupable de les avoir déshumanisés en oubliant leurs visages. Quelle leçon de bienveillance, quelle beauté dans le don de soi ! Car ces hommes aussi, sont libres : libres de participer à une expérience sexuelle sans jugement, avec une femme libre de monétiser la sienne. Cette simple équation suffit à faire trembler l’ordre moral.
Disons-le, Lily dérange aussi parce qu’elle est belle, gentille, audacieuse et sexy — et peut-être, au fond, parce que c’est une déesse du sexe dont les talents sont exceptionnels. Elle éclipse toute une génération d’actrices qui ne parviennent pas même à simuler ce plaisir que Lily tire réellement de ses performances. Son sourire, sa passion, son authenticité, son extravagance, voilà ce qui met la société mal à l’aise. Elle trouble, parce qu’elle rend au sexe la place qui devrait être la sienne : un plaisir libre, heureux, collectif, parfois excessif, à pratiquer sans autre limite que celle qu’on consent à lui donner. Forcément, pour celles qui capitalisent sur leur sexualité en la gardant sous clé, elle représente un danger. Les femmes libres comme Lily font baisser le cours du plaisir, en l’offrant sans grande contrepartie, ce qui ennuie celles et ceux qui tirent un avantage de leur égoïsme sexuel : ces hommes qui voudraient contrôler et limiter la sexualité des femmes (de peur que ce ne soit pas seulement pour eux) et ces femmes qui tirent parti, jusqu’à en abuser parfois, des désirs et de la frustration des hommes sans jamais les en délivrer. Lily ne se contente pas de jouer à distance avec les fantasmes masculins pour s’enrichir : elle les assouvit, pour de vrai.
Les larmes de Lily Phillips ne sont pas celles de la honte, ce sont celles de la liberté. Une liberté qui coûte, qui épuise, qui dérange. Mais une liberté choisie, assumée et peut-être plus authentique que nos petites compromissions quotidiennes avec la morale établie. Son prochain défi — mille hommes en vingt-quatre heures — sera peut-être trop ambitieux, irréalisable. Mais n’est-ce pas le propre de la liberté que de pouvoir échouer en tentant l’impossible, plutôt que de réussir dans les limites du convenable ?
On ne peut que lui souhaiter une chose : bonne chance, Lily !
Par Dimitri Laurent