Pris dans la tourmente de ses affaires judiciaires (viols, torture et autres crimes), entre vraies et fausses accusations, procès perdus, abandonnés ou en appel, Marilyn Manson revient sur un nouveau label, avec deux singles et une tournée… Pas le temps d’être cancel !
Dimitri Laurent nous explique.

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L’Amérique a dévoré son enfant terrible… Il est facile de se moquer de Marilyn Manson aujourd’hui, grotesque épouvantail gothique, mais c’est oublier qu’il fallait tout de même du panache pour s’attaquer frontalement aux tabous de l’Amérique puritaine des années 1990 : la religion, l’ordre moral, les armes à feu, le gouvernement… En se présentant comme le blasphémateur en chef d’une société tiraillée entre sa morale conservatrice et sa fascination morbide pour ses propres vices, en osant profaner les symboles sacrés de cette Amérique d’après-guerre froide, il assumait être la bête noire des conservateurs, des bien-pensants et des bigots. Il fut publiquement accusé de pervertir la jeunesse, d’inspirer des violences et des tueries de masse — bref, d’être un monstre. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Grandeur et décadence de la dernière rockstar

Il faut dire qu’il avait frappé fort avec ses premiers albums : « Portrait of an American Family » (1994) disséquait avec un humour morbide les dysfonctionnements de la cellule familiale américaine, « Antichrist Superstar » (1996) plongeait dans un nihilisme sombre en s’attaquant à la religion et au culte de la personnalité, avant d’aborder un surprenant virage glam-rock avec « Mechanical Animals » (1998) qui explorait les affres d’une société aseptisée, saturée de télévision, de drogues et d’un star-système déshumanisant. Trois albums absolument merveilleux, qu’on prend un plaisir immense à réécouter trente ans plus tard, tant la qualité de production frôle le génie, tant leur puissance créative reste intacte. Avec Holy Wood (2001), qui reste son dernier opus valable, Manson commence toutefois à perdre en excellence, puis entame une dégringolade pénible qui se prolonge avec les sept albums suivants, singeant lui-même sans parvenir à proposer une œuvre taillée pour son époque.

Alors, à chaque nouvel album, on se demande : est-ce que ça sonne un peu comme ses débuts ?… Pour les morceaux qu’il nous propose en cette fin d’été, la réponse est : un peu… mais trop peu. Pas assez bons pour nous enthousiasmer, ni assez mauvais pour nous agacer. On reste une nouvelle fois dubitatif devant ces nouvelles productions peu novatrices :

(une version un peu fatiguée du génial Tourniquet…)

C’est que, pour rester pertinent, le monstre doit savoir muter, évoluer, se nourrir des angoisses de son époque.  Manson, lui, semble s’être accommodé du personnage mainstream et clownesque qu’il est devenu. L’Amérique a normalisé ses monstres d’hier, les frontières du politiquement incorrect se sont déplacées, la jeunesse ne vibre plus devant un crucifix renversé ou un maquillage outrancier. C’est peut-être le plus grand péché de Marilyn Manson : s’être conformé à son époque. Il aurait pu embrasser d’autres voies, explorer de nouveaux terrains pour actualiser sa subversion : devenir une icône queer et transgressive ; s’emparer du malaise de la culture internet (exercice réussi par Dorian Electra avec son album « My Agenda ») ; mettre les pieds dans le plat de la cancel culture ; ou encore collaborer plus étroitement avec de jeunes artistes novateurs qui s’inscrivent dans sa lignée — on pense à Grimes, Alice Glass ou Poppy (même s’il chante secrètement sur le morceau Fill the Crown de cette dernière, dont les fans se sont insurgés de cette proximité mal assumée…).

#HimToo

Manson semble incapable de se confronter aux tabous de notre époque, ainsi qu’à sa propre noirceur. Pourtant, les occasions ne manquent pas ! Car entre temps, Manson est devenu un autre genre de monstre : le voilà sur le banc des accusés de l’ère #MeToo, avec près de seize accusatrices (c’est moins que l’abbé Pierre…). Il faut dire qu’il a mené une vie intime périlleuse, enchaînant des relations intenses avec des femmes toutes plus sublimes les unes que les autres. Malgré son apparence volontairement repoussante, il bénéficiait d’un indéniable pouvoir d’attraction, avec une espèce de laideur sublimée par un charisme sulfureux, mêlant romantisme et violence érotique assumée. Mais les accusations d’abus, de manipulation et de violence psychologique de la part de nombreuses femmes, dont l’actrice Evan Rachel Wood (qui va jusqu’à l’accuser de l’avoir violée pour les besoins d’un mauvais clip), ont écorné son image de playboy sombre, en plus d’avoir abîmé ces femmes.

Il semble avoir blasphémé ce qu’on tient (enfin) pour sacré aujourd’hui : le consentement libre et éclairé des femmes. Cette confrontation brutale entre les obsessions de notre temps et sa propre part d’ombre aurait pu être un formidable catalyseur artistique : la chute et la crucifixion, après tout, sont des thèmes récurrents dans l’art, et surtout dans le sien. On attend encore l’œuvre déchirante et cathartique d’un homme qui assumerait ses déviances pour dire au monde : « Oui, je suis monstrueux, comme vous tous — mais n’est-ce pas beau, aussi ? ». Ça aurait de la gueule, une telle provocation !  Mais non.  Au lieu de présenter aux nouveaux puritains l’œuvre-miroir dont ils auraient besoin pour exorciser leurs mauvais penchants, il préfère défendre sa normalité et son innocence devant les tribunaux — invoquant un complot manigancé par son ex-femme, qualifiée de « Amber 2.0 » dans ses échanges avec son ami Johnny Depp (dont il est par ailleurs le parrain de la fille… le second parrain de Lily-Rose étant François-Marie Banier, le dépouilleur de Liliane Bettencourt !  On vous laisse imaginer la cérémonie de baptême…).

Marilyn Manson n’a pas su saisir les occasions que l’époque lui présentait pour dénoncer les nouvelles névroses de l’Amérique du XXIè siècle, en incarnant le monstre ultime qui s’assumerait comme tel. Derrière le maquillage, les imageries glauques et les provocations datées, l’artiste n’assume plus d’être véritablement dérangeant ni à contre-courant. Le conformisme, en refusant de regarder le « monstre » en face, de l’affronter sans détour ni complaisance, ne fait que confirmer la victoire de la peur sur l’art, de la morale sur la transgression. Dommage !

Dimitri Laurent